Ecologie urbaine


Environnement et écologie urbaine

Salvador JUAN

Paru en 2007, dans Airs de Paris, Ed. Centre Georges Pompidou, Beaubourg, pp. 156-160.

L’air de Paris que Duchamp a enfermé dans son récipient en 1919 était moins toxique que celui d’aujourd’hui. A mesure qu’elles grandissent, la plupart des métropoles accumulent les nuisances en même temps que les richesses matérielles et culturelles. Artificielles par excellence, elles tendent à compenser leur minéralité dominante par des espaces verts recréés ou par les symboles d’une « nature » de plus en plus manipulée, elle même artificialisée. Les logiques du développement urbain et les appétits spéculatifs rendent les villes d’autant plus attirantes qu’elles concentrent emplois, culture, commerces et administrations mais d’autant plus difficiles à vivre que la conscience de la qualité de la vie s’aiguise.
La qualité de la vie urbaine et son envers ne sont pas ressentis de la même manière selon les périodes, les contextes culturels, les catégories sociales et les âges de la vie, ni selon les échelles urbaines. En dépit de ces différences, il est possible d’évoquer « la ville » globalement et de relever les tendances les plus communes aux différents types de lieux ou d’habitants.


L’environnement du citadin : une écologie de l’artificiel et du rationnel

Le bruit, la poussière, la circulation des véhicules ou les rues malodorantes étaient déjà vécus comme des nuisances dans l’Antiquité et sans doute à différentes autres périodes. Depuis très longtemps, on couvre les canalisations et on isole les quartiers de tanneurs. Bien avant l’arrivée des Espagnols, le tout-à-l’égout protégeait les habitants de Teotihuacan des remugles ; des armées de balayeurs nettoyaient quotidiennement Tenochtitlan (Mexico). Dans certains pays, on construit sur des détritus accumulés. A Pompéi ou Herculanum, il fallait déjà des sens uniques et des essieux standardisés pour réguler une circulation intense à certains moments. Mais les nuisances sont moins inhérentes à la densité de population qu’à la spécialisation des fonctions que les villes accentuent. C’est la concentration des activités qui engendre les attraits et les aspects repoussants de la ville : le bruit, les encombrements ou les odeurs, l’industrie ne faisant qu’intensifier un mouvement déjà ancien. Eparpillés, substances et déchets semblent mieux se recycler, tout du moins jusqu’à l’avènement des matières non biodégradables.
Par essence, la ville est fabriquée, artificielle, et donc négation du naturel ; elle ne peut que s’opposer aux enseignements de l’écologie. Mais il est possible de dépasser cette apparente contradiction en considérant que « l’écologie urbaine » est une discipline traitant de l’aménagement des milieux urbains et considérant tant les forces sociales qui les engendrent que les aspects objectifs et subjectifs de la qualité de la vie des citadins. La seule comparaison que l’on pourrait proposer avec la biologie concerne la correspondance entre le principe de biodiversité, qui garantit la pérennité des milieux naturels, et la sociodiversité des espaces urbains qui, ici et maintenant, semble le plus important garant de la qualité de vie des habitants, alors que les rapports de forces désignent les facteurs dynamiques, les changements des milieux urbains.
La tension entre la rationalité du bâti – que les villes exaltent déjà, des milliers d’années avant J.-C., par l’orthogonalité –, la spécialisation fonctionnelle des quartiers, en un mot l’ordre urbain, et la volonté humaine, de diversité, d’animation, de désordre ne se comprend que si l’on envisage la ville comme un lieu aménagé par des élites dirigeantes, avec des finalités rationnelles, mais habité par des personnes qui tentent de s’approprier leurs espaces de vie. Or, il est des espaces plus ou moins susceptibles d’appropriation. Ainsi, certains quartiers HLM analogues à ceux de Sarcelles, de par leur uniformité (ensemble de barres), ne symbolisent la qualité de la vie urbaine pour personne et sont même la source éponyme du mot « sarcellite » désignant un mal-vivre urbain assez indéfini. De quelle nature est, précisément, ce malaise spatialisé qui dénote une résistance humaine à la rationalité urbaine ?
Le refus de l’orthogonalité est aussi évident que sa généralité. Les angles sont considérés comme froids, agressifs. Ils ne permettraient pas à la personne de s’abriter vraiment : ils ne forment pas ce que Bachelard nommait des « coins courbes ». Cette réticence aux lignes et aux angles droits – qui seuls étaient jugés « licites » par Le Corbusier – ne relève pas d’un refus de l’artificiel. Les courbes, les cercles parfaits sont tout aussi rares, dans la nature, que les angles droits. Les habitants recherchent les arcades, les portiques, les rondeurs, les placettes, les espaces intermédiaires entre le privé et le public, comme des niches, des lieux où se lover. C’est pourquoi les larges courbes des bâtiments arrondis en béton, ou les barres tordues, ne semblent pas préférables aux angles droits dans l’imaginaire citadin qui continue de les considérer comme des blocs.
C’est l’accumulation de matériaux uniformes et largement dominants (le béton en particulier), dans des lieux également uniformes car spécialisés et sans mémoire, sans histoire, qui semble expliquer le mal-vivre urbain. Ces lieux sont mal identifiés car les rues y font défaut au profit des voies aux noms standardisé, noms que les habitants oublient souvent, y compris près de chez eux. La relation entre le fonctionnalisme urbain, l’orthogonalité des formes (de la voirie surtout), les bâtiments dissociés en blocs séparés et les matériaux industriels est manifeste ; Le Corbusier a théorisé leur interdépendance tout en prétendant « abolir la rue », ce « corridor » encore nommé avec mépris le « chemin des ânes ». Inversement, la grande majorité de la population recherche les rues (voire les ruelles) tortueuses et animées, hétérogènes, colorées ; des lieux socialement diversifiés de flânerie plus que de circulation. Venise ou Sienne attirent, tout comme, plus généralement, les vieux centres historiques ; c’est pourquoi les prix y sont plus élevés, ce qui favorise l’installation des classes moyennes ou supérieures et donc une autre forme de ségrégation. L’être humain semble donc éprouver quelques difficultés à habiter les fonctions standardisées, les milieux uniformes. Mais pourquoi sont-ils devenus le mode dominant de production de l’espace, l’urbanisme dit international, alors que leurs effets pervers sont dûment constatés ?

Les logiques du développement urbain et l’extériorité des voisinages

Le développement urbain obéit, de nos jours, à peu près partout, aux mêmes dominations d’ordre socio-politique et à des exigences similaires de régulation de la propriété foncière : on pourrait dire, avec Lefebvre, que la ville est la projection au sol de la structure sociale. Les élites dominent les masse urbaines et paysannes en installant en ville leur centre de pouvoir. Les activités et la main d’œuvre nécessaires à la reproduction de ce pouvoir s’accumulent à mesure que la société se structure verticalement. Une société communautaire (Celtes, tribus indiennes d’Amérique, océaniennes ou africaines) peu inégalitaire est moins urbanisée qu’une société fortement hiérarchisée et l’habitat y est moins orthogonal, souvent arrondi. Avec la période industrielle, la concentration des activités productives et des travailleurs est fortement accentuée, massifiée. Elle draine différentes sortes de dégradations de la qualité de la vie : usines bruyantes et polluantes, faubourgs ouvriers plus ou moins insalubres, moyens de transports collectifs inexistants dans certains quartiers, etc. Cependant, les villes ont toujours su éloigner d’elles l’essentiel des nuisances engendrées par leurs habitants.
Les centres urbains agissent à distance sur leur environnement. On n’édifie pas de villes sans bois ; la même classe dirigeante qui construisait des infrastructures de voirie ou hydrauliques pour l’irrigation et l’eau potable commandait la déforestation, et donc la désertification, d’immenses zones environnantes, dès l’Antiquité. On sait maintenant que les grandes cités dégradent leur environnement depuis des millénaires. Si la ville se nourrit de ses voisinages puisque, hors les services, elle produit de moins en moins de marchandises, elle rejette alentour l’essentiel de ses déchets. Depuis 1889, des champs d’épandage de lisiers humains permettent aux Parisiens de projeter à distance (à 30 km) leurs excréments : des dizaines d’hectares de la ville d’Achères (Yvelines) appartiennent à la ville de Paris, et ont longtemps empoisonné l’air des riverains d’une odeur pestilentielle, avant que les boues soient également envoyées dans l’Aisne où des plaintes ont aussi surgi. Les déchets non organiques sont traités dans des usines en banlieue des grandes métropoles, ce qui revient à exporter une grande partie de la dioxine hors les murs. En d’autres termes, la qualité de vie des citadins se solde par une dégradation de l’environnement périphérique.
On pourrait généraliser le propos et le compléter par l’examen des phénomènes symétriques en abordant les effets pervers de la polarisation des activités vécues comme positives, ce que les spécialistes nomment les « aménités » urbaines. En concentrant non seulement les services publics et les lieux de diffusion culturelle (universités, musées) mais encore les monuments et les espaces d’animation commerciale ayant pignon sur rue (vitrines), les grandes villes tendent à écarter relativement ces activités de leur périphérie. Mis à part la plupart des multiplexes et les hypermarchés, ayant besoin d’un espace que seul offre le périurbain, le quasi-monopole des métropoles sur ces activités accentue la tendance à la spécialisation des espaces : les banlieues ont d’autant plus de chances de se vouer aux dortoirs verticaux (cités) ou horizontaux (lotissements pavillonnaires) jouxtant des entrepôts et longeant des autoroutes ou des voies ferrées que les villes-centres monopolisent les services à vocation institutionnelle. De sorte que les avantages et les inconvénients de l’urbanité sont très inégalement répartis entre la ville et ses voisinages ou encore selon les quartiers.
Certes, il existe des phénomènes de diffusion, de « démocratisation » mécanique des nuisances. Pour tous, l’air pollué d’Athènes est irrespirable l’été, celui du Caire ou de Mexico toute l’année (plus près de nous, le nez picote très souvent au Havre), les inondations du centre de Port-au-Prince (Haïti) surgissent systématiquement à chaque grosse pluie et le bruit de Bangkok ou les embouteillages de Los Angeles – la cité la plus vouée à l’automobile et contenant les autoroutes urbaines les plus nombreuses – sont légendaires. Les nuisances se jouent fréquemment des limites spatiales et des catégories sociales même si les quartiers populaires sont plus souvent désavantagés et si leurs habitants ont moins de possibilités financières de s’en affranchir.
Il suffit de se promener dans certains quartiers du 7e ou du 16e arrondissement de Paris à certaines heures pour, tout en constatant la qualité des bâtiments, éprouver un sentiment de vide, de minéralité inanimée, tout à fait comparable (la pierre de taille remplaçant le béton) à la monotonie, à l’aspect « ville morte » des quartiers populaires périphériques aux heures creuses. Au pied des HLM ou des luxueuses façades, il n’y a rien, dans les deux cas, sauf une pelouse ou un trottoir peu fréquenté. Des deux côtés, le même désert humain – peut-être accompagné du même sentiment d’insécurité – saisit l’observateur. Certaines dimensions de la qualité de la vie en ville sont donc indépendantes des, ou transversales aux, clivages socio-spatiaux.

La qualité de la vi(ll)e : la seule diversité des espaces ?

Un minimum de diversité des fonctions et des populations d’un espace urbain serait donc la condition première d’une certaine qualité de vie comparable à l’équilibre écologique des milieux naturels. Comment comprendre ce besoin, semble-t-il vital, et toutes les formes de diversité sont-elles équivalentes ? On songe d’abord à la diversité visuelle : aux paysages urbains, aux végétaux mêlés à la minéralité consubstantielle au bâti, à l’hétérogénéité relative des formes et des couleurs… C’est aussi l’ambiance des lieux, le marquage symbolique en fonction de l’animation visuelle ou sonore, la multiplicité des échelles. Le principe de contraste morphologique semble donc central, tant les formes matérielles que la morphologie sociale ou fonctionnelle. Outre l’alliance des statuts d’habitant, de travailleur, de consommateur, d’usager , l’association d’éléments distincts (minéraux, végétaux, aqueux), le mélange de supports artistiques ou monumentaux et de bâtiments de vie ou consacrés au travail, la variété des grandeurs, la combinaison de différents modes ou moyens de circulation, constitueraient les ingrédients de la sociodiversité constitutive de la qualité de la vi(ll)e… Mais il ne s’agit là que d’espaces et de formes.
Le succès récurrent de l’expérience « Paris plage » provient non pas d’une greffe hasardeuse d’exotisme ou de pseudo nature au cœur de la ville, pas plus du symbole des vacances dans un lieu surtout consacré au travail (sauf pour les touristes), mais, au-delà de l’artifice, de la césure dans la vie ordinaire que permet la création d’un lieu-moment de détente dans un contexte de stress habituel. Personne n’est dupe au plan du décorum mais chacun semble rechercher un mélange des temps dans une vie de plus en plus rationalisée qui sépare à la fois les espaces et les temporalités. De sorte que la diversité est également temporelle, le temps de la vie exigeant lui-même des césures.
De ce point de vue, la qualité de la vie, c’est aussi la fête qui constitue sans doute la plus importante des césures, comparable aux vacances ou aux week-ends. A cet égard, le milieu est tout aussi nocturne que diurne car la fête se vit surtout la nuit. Les cinémas, les lieux de danse ou de plaisir (y compris de commerce sexuel), les regroupements de jeunes, mais aussi les festivités urbaines plus épisodiques ou localisées constituent, à la fois, les conditions d’un bien-être pour ceux qui s’y adonnent et une nuisance, surtout sonore, pour les riverains. Là encore, le plaisir des uns est mal-vivre des autres. C’est peut-être la raison pour laquelle tout le monde n’apprécie pas l’animation urbaine. Dans beaucoup de pays, en particulier au sein des classes moyennes, semble prévaloir le modèle américain des quartiers dortoirs calmes et des immeubles fonctionnels dont la contrepartie est la concentration de l’activité dans les grands centres commerciaux périphériques. Devenant de véritables lieux de vie, de loisirs et de travail, ces derniers sont fermés, chauffés en hiver et climatisés en été (accentuant ainsi le gaspillage énergétique et l’effet de serre), et tournent le dos à la ville poly-fonctionnelle, aux vieux quartiers historiques souvent perçus comme sales.
Il existe des conditions plus infrastructurelles de la qualité de la vie urbaine. Elles proviennent souvent de dispositifs institutionnalisés. Par exemple, le prix prohibitif du stationnement à Manhattan fait de cette partie de New York un lieu relativement respirable et assez peu encombré. En France, les textes constitutifs des Plans Locaux d’Urbanisme visent à garantir une certaine proportion de surface non bétonnée au sol (maximum 60 % d’emprise) pour mieux favoriser l’absorption naturelle des pluies par le sol et donc réduire les risques de ruissellement ou d’inondation. Mais, dans leur ensemble, les dispositions, en matière de développement durable urbain, affichées par le code de l’urbanisme relèvent plus de l’objectif lointain ou du vœu pieux que de normes effectivement imposées aux édiles et aux promoteurs immobiliers. Les faits constatés dans l’ensemble des agglomérations sont, au contraire, des pics de pollution récurrents, une circulation motorisée sans cesse croissante, toujours plus d’asphalte et d’inondations, un mitage des zones rurales périurbaines que dynamise la très classique spéculation foncière, et des bâtiments qui prolongent l’uniformité des blocs de l’urbanisme fonctionnaliste. Pourtant, des revendications et des luttes urbaines, des rapports d’experts aussi, soulignent depuis longtemps les conséquences néfastes, notamment en matière de taux de morbidité, de ces tendances. Des expérimentations d’une autre ville se réalisent çà et là en Europe, montrant qu’il existe d’autres modèles de vie urbaine. Est-ce à dire que la démocratie fonctionne mal s’agissant d’aménagement de l’espace ?

Les luttes pour mieux vivre sa ville

Dés le début des années 1960, à Paris notamment, existaient déjà des luttes dont l’enjeu était la qualité de la vie et de l’environnement en ville. On a un peu oublié aujourd’hui que, en France, la question de la qualité de la vie urbaine est d’emblée encastrée dans les luttes syndicales. Dans un tract de mai 1965 destiné surtout aux Parisiens, la CFDT (avant son recentrage sous la période d’E. Maire) déclarait : « On a volé aux travailleurs l’air, l’eau, le calme et le repos. On les leur revend à prix d’or ». Dans le même document, elle signalait l’air irrespirable, l’eau du robinet imbuvable (obligeant les gens à acheter une eau minérale 700 fois plus chère que l’eau du robinet) ou le bruit routinier. C’est pour que la ville soit plus vivable, pour les travailleurs, que ce syndicat revendiquait des installation d’usines moins polluantes, plus d’espaces verts, l’amélioration des équipements d’assainissement et l’insonorisation des lieux de travail et des logements. C’est la première fois, pour la France, que les différents éléments de la qualité de la vie quotidienne sont introduits explicitement et assez exhaustivement (manquent les comportements énergétiques et le rapport aux déchets) dans un tract syndical. Depuis, en matière d’écologie urbaine, le syndicalisme du travail a laissé la place au syndicalisme du cadre de vie, aux associations de défense de la vie locale ou de l’environnement et aux partis politiques mettant la question écologique au cœur de leur projet (en particulier, les différents partis « Verts » d’Europe).
A côté de ces formes d’action organisées, on relèvera, d’une part, les convulsions, les actions destructrices et les diverses atteintes aux biens, en particulier les milliers de voitures brûlées périodiquement depuis les cités verticales d’habitat populaire de banlieue et, de l’autre, les émeutes à répétition constatées dans des villes telles que Los Angeles où, pourtant, presque tous les habitants vivent en pavillon avec jardinet… Ces manifestations de violence spatialisées similaires ne sont pas nouvelles, y compris pour la France : on les relève en 1981, 1998, 2005. Elles montrent que la qualité de la vie ne saurait se réduire à une question d’espace ou qu’il faut étendre la définition du milieu en y intégrant les positions sociales et les possibilités d’en changer. Elles proviennent, dans les deux pays, des mêmes quartiers d’urbanisme fonctionnaliste : des quartiers sans rues, faits de barres ou de blocs, en France, mais surtout de lotissements aux Etats-Unis ; dans les deux cas, ces zones sont éloignées des centres d’animation, la voiture y est tout autant une nécessité, l’absence de commerces et d’aménités urbaines les rendant désertes aux heures creuses et la nuit. Ces émeutiers signalent une très médiocre qualité de vie actuelle ou future et démontrent, par le contraste de leurs cadres de vie nationaux, qu’il n’est pas de solution purement écologique à des problèmes sociaux.
Entre conflits organisés et expression agressive plus ou moins spontanée, on trouve les actions centrées sur la base essentielle d’une qualité de vie minimale : les revendications de logements tels que les squats ou les luttes comme celles de Droit Au Logement. Dans ces deux types d’actions, la question du gîte se pose pour des individus mais ce sont des associations qui soutiennent leur recherche de logement. Enfin, l’action collective parvient à se sédimenter dans l’opposition à des projets d’aménagement ou d’installation d’équipements jugés néfastes par les riverains. Ce type de contestations, de plus en plus fréquent, est souvent considéré comme du corporatisme local, comme une concrétisation du syndrome « NIMBY ». Pour neutraliser ce potentiel permanent de contestation, les élites dirigeantes et les élus des collectivités locales (surtout des mairies), mettent en place des dispositifs de « concertation » qui peuvent aussi avoir pour fonction de diluer les responsabilités. Les habitants considèrent souvent, non sans clairvoyance, qu’il s’agit d’une mise en scène. De fait, la seule démocratie locale réelle (à côté de la démocratie représentative) est celle de l’expression conflictuelle et du droit actif de contestation.
Mais il est difficile de décrire les comportements de certaines catégories de la population sans évoquer les élites qui les dirigent et qui aménagent leurs conditions de vie. Ce sont des acteurs politiques qui ont fait venir la main d’œuvre étrangère des grandes industries périphériques (souvent les parents des émeutiers) en construisant des quartiers pour l’abriter. Ces technocrates de l’urbanisme ont baptisé, partout en France, les voies des mêmes noms : oiseaux, fleurs, musiciens, peintres (surtout impressionnistes)… L’homologie toponymique et l’isomorphisme visuel de ces quartiers d’urbanisme fonctionnaliste est la signature des élites qui pensent sur le mode fonctionnel : les habitants ne sont pas considérés comme des êtres humains sensibles mais comme des cibles d’action, des masses utiles pour le travail à gérer au niveau de leur circulation, de leurs temps, comme on gère des stocks et des flux. Ce que les journalistes ont nommé la « violence urbaine » apparaît comme un ensemble de luttes défensives sans adversaires identifiés, faute d’une conscience sociale suffisante des acteurs contestataires ; pourtant le regard rétrospectif porté sur les presque cinquante ans d’urbanisme technocratique, fait de « clapiers » verticaux ou horizontaux où vivent des jeunes à l’avenir bouché, donne un éclairage relativement logique à ces comportements collectifs.

Conclusion

L’idée d’artificialisation du milieu urbain ne tient pas longtemps lorsqu’on élargit l’angle de l’analyse. La proposition selon laquelle la ville n’a jamais été naturelle, ou qu’elle est une pure création artificielle, relève presque du truisme. C’est pourquoi celle, adjacente, de ville dénaturée frise le non sens. En réalité, à côté des parcs et des alignements d’arbres dans les avenues ou les allées, la nature non contrôlée présente en ville est plutôt problématique, porteuse de nuisances : rats, termites ou cancrelats, moustiques, oiseaux destructeurs de monuments, surtout les étourneaux et les pigeons… L’écologie urbaine doit donc être définie à partir d’autres critères, en l’occurrence hors du registre du naturel.
A relire ces quelques lignes, on pourrait se demander si le modèle de la qualité maximale de la vie n’est pas donné par les « villages urbains » comme ceux qu’habitent des retraités près d’Orlando, entourés de murs avec miradors et de vigiles armés : les rues piétonnières, avec leurs vitrines et leurs commerçants sympathiques, y sont majoritaires et l’urbanisme, plus ou moins esthétisé, y est à taille humaine… Les gated communities qui sont des « quartiers-villes » privés ne sont plus seulement des villages urbains de luxe pour personnes âgées ou personnes très fortunées. Elles concernent des populations de plus en plus variées socialement et elles ont leur version française : les quelques centaines de quartiers fermés. Cette tendance sécuritaire s’oppose au modèle dominant de la ville circulante que préconisait Le Corbusier. Or, il est tout aussi difficile de penser que c’est en mimant la nature – ce que proposait l’auteur de la Charte d’Athènes – que des conditions de vie écologiquement soutenables existeront en ville. En effet, celui que les Marseillais nommaient « Le Fada », prétendait comparer la ville à une plante ou à une fourmilière, quelquefois à un corps humain avec ses artères, ses veines, son cœur ou ses poumons. Dans tous les cas, c’est la circulation la plus rapide, efficace et volumineuse qui était recherchée avec les grandes voies rectilignes, l’orthogonalité des formes et le zonage des fonctions.
C’est en renvoyant dos-à-dos les deux tentations opposées et complémentaires de la communauté refermée sur elle-même et de la machine vibrante à flux tendus et continus – ou de la sécurité de la niche écologique tranquille face au tumulte permanent d’une cité vouée au transit – que la qualité de la ville peut rejoindre la qualité de la vie. Loin de l’impossible modèle de l’harmonie naturelle, avec ses surfaces vertes plantées dans le béton, c’est en assumant sa culture et son histoire, en particulier ses espaces bigarrés et ses lieux de rencontre, son désordre animé et ses rapports sociaux conflictuels, que la ville peut s’inscrire dans une dynamique de développement durable, rester une ville à vivre. Une socialité urbaine est à construire en donnant droit de cité à toutes les formes de la diversité. Elle n’en exprimera pas moins les contradictions des sociétés globales plus ou moins inégalitaires mais elle peut permettre à la contestation et au débat public de les aplanir.

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